“Voir sans visage, rêver en haute définition” — à propos de l’interview d’Ava par Fabien Olicar

par | 9 octobre 2025 | Actus, Science, Video

Un échange riche et sensible sur la prosopagnosie.

Dans cette interview menée par Fabien Olicar, Ava Luquet parle d’elle avec une grande simplicité : elle vit à la fois avec une prosopagnosie (impossibilité de reconnaître les visages) et une hyperphantasie (imagerie mentale d’une intensité presque réaliste). Deux réalités cérébrales qui semblent s’opposer et qui, pourtant, cohabitent dans le même esprit.

Le travail de Fabien est d’une justesse rare. Il installe un cadre bienveillant, curieux, précis. Il laisse à Ava le temps de dérouler son expérience sans jamais la réduire à un “trouble”. Ce qui se joue là, c’est moins de la pathologie que de la poétique du fonctionnement cérébral : une autre manière d’habiter le monde.

Ava explique que son cerveau ne comprend pas les visages. Ils lui échappent, se dissolvent. Pour reconnaître quelqu’un, elle s’appuie sur d’autres indices : une voix, une démarche, une coupe de cheveux, un vêtement. Et malgré ça, elle imagine tout le reste avec une précision incroyable — les textures, les couleurs, la lumière, les mouvements.

Cette hyperphantasie nourrit sa créativité : elle conçoit des vêtements, visualise des scènes entières avant même qu’elles existent.

Ce paradoxe — voir sans reconnaître, imaginer sans limite — crée une beauté étrange dans sa manière de parler. On sent une lucidité calme, sans drame. Elle ne cherche pas à guérir, mais à comprendre. À apprivoiser son mode de perception.

Ce que j’aime dans cet entretien, c’est cette idée qu’on peut vulgariser la science sans oublier la part émotionnelle. Tout ce qu’elle raconte sur son rapport aux images mentales résonne avec la photographie : cette vision intérieure du rendu, la matière, le grain que l’on “voit” avant même de déclencher.

La science n’écrase jamais le vécu. On parle de perception, d’émotion, d’adaptation — pas de “trouble” au sens clinique, mais d’une façon d’être au monde. Ava raconte comment elle se repère aux cheveux, aux voix, aux gestes. Comment les films d’horreur deviennent insoutenables quand son cerveau, trop précis, comble chaque flou avec son propre imaginaire.

Je me reconnais complètement dans ce qu’elle décrit de l’hyperphantasie. Cette manière d’avoir des visions ultra concrètes avant même d’agir. Dans mon travail photo, c’est la même chose : j’ai souvent une image mentale du rendu final avant de déclencher, jusque dans la texture du grain ou la lumière que je veux obtenir. C’est à la fois une boussole et un vertige.

Et cette aversion pour les films d’horreur, je la partage aussi. Quand l’esprit projette les images avec une telle intensité, il n’y a plus d’écran entre soi et la scène. Tout devient trop réel, trop sensoriel.

Comme le dit Fabien : “le cerveau veut remplir les pixels manquants.” Cette phrase, à elle seule, résume toute la beauté et la cruauté de l’hyperphantasie.

Cet entretien est un petit bijou. Un équilibre rare entre rigueur et sensibilité, entre savoir et vécu.

Ava nous rappelle que le cerveau n’est pas qu’une machine à traiter des données : c’est aussi un territoire d’émotions, de bizarreries et de beauté.


L’entretien explore la vie quotidienne d’Ava, une personne atteinte de prosopagnosie (incapacité à reconnaître les visages) et d’hyperphantasie (capacité à créer des images mentales extrêmement réalistes), une combinaison rare et paradoxale.

Points clés abordés :

  1. Définition et Contraste des Conditions d’Ava :
    • Prosopagnosie : Le cerveau d’Ava ne comprend ni ne retient les visages. Elle ne peut pas se les représenter mentalement et n’a aucune idée des proportions faciales. Elle compare cela à la difficulté de se remémorer les détails exacts d’un tableau complexe après l’avoir vu. Cela s’étend à la reconnaissance de son propre visage sans repères.
    • Hyperphantasie : À l’inverse de la prosopagnosie, Ava crée des images mentales très détaillées et réalistes pour tout le reste (objets, scènes, corps, etc.), à l’exception des visages, où il y a un « flou ». Cette coexistence est inhabituelle, car la prosopagnosie est souvent associée à une visualisation mentale affectée, voire à l’aphantasie (absence d’imagerie mentale).
  2. Impacts de la Prosopagnosie sur la Vie Quotidienne :
    • Reconnaissance des personnes : Ava ne peut pas reconnaître les gens par leur visage, même ses proches. Elle se base sur des éléments externes : coupe de cheveux, habillement, voix, démarche, tatouages, ou le contexte. Un simple changement de coiffure peut rendre une personne totalement méconnaissable.
    • Interactions sociales et professionnelles :
      • À l’université, elle a réalisé l’ampleur de sa condition en rencontrant de nombreuses nouvelles personnes qu’elle ne parvenait pas à identifier.
      • Dans le cadre professionnel, elle note des détails (cheveux, lieu de travail) pour identifier ses collègues et craint d’offenser les gens en ne les reconnaissant pas, surtout si elles changent d’environnement.
      • Elle prévient souvent les gens qu’elle rencontre de sa prosopagnosie pour éviter les malentendus.
    • Vie sentimentale : Elle ne peut pas visualiser le visage de son partenaire en son absence et a besoin de photos pour s’en souvenir, ce qui est une source de frustration.
    • Médias : Suivre des films ou des séries est difficile, car elle peine à différencier les personnages, surtout s’ils ont des physiques similaires (ex: Joey et Chandler dans Friends). Elle préfère les séries où les personnages sont plus récurrents et stables.
  3. Impacts de l’Hyperphantasie sur la Vie Quotidienne :
    • Création artistique : Elle conçoit des vêtements sur mesure en les imaginant si concrètement qu’elle les cherche parfois dans son placard avant même de les avoir confectionnés.
    • Émotions et souvenirs : Lorsqu’elle visualise un souvenir, elle le ressent avec la même intensité émotionnelle que si elle le vivait, ce qui peut parfois créer un décalage avec la réalité ou des interprétations erronées des émotions passées des autres.
    • Films d’horreur : Son hyperphantasie rend les films d’horreur très difficiles, car les images violentes sans visage (son cerveau comble les détails manquants des monstres) sont vécues de manière extrêmement réaliste.
    • Différence avec l’hypermnésie : Il est précisé que l’hyperphantasie n’est pas l’hypermnésie (mémoire parfaite) ; la visualisation intense ne garantit pas la précision absolue des souvenirs.
    • Corrélation avec les troubles dépressifs : L’hyperphantasie est parfois liée à des troubles dépressifs ou au stress post-traumatique, car les flashs de souvenirs sont d’une intensité très réaliste.
  4. Perception et Adaptation d’Ava :
    • Ava ne considère pas ses conditions comme un handicap, mais plutôt comme des aspects de son fonctionnement, parfois « un peu relou ».
    • La prosopagnosie l’a rendue moins consciente de son apparence, ce qui est un avantage en tant que comédienne, car elle peut s’exprimer pleinement sans auto-jugement sur son visage.
    • Il n’existe pas de thérapie spécifique pour ces conditions, et la connaissance générale à leur sujet est faible.
    • Rêves lucides : Ava est toujours consciente qu’elle rêve. L’absence de visages dans ses rêves lui sert de « test de réalité » perpétuel, la signalant qu’elle n’est pas dans la réalité.

Ava partage une perspective unique sur la prosopagnosie et l’hyperphantasie, illustrant les défis, les adaptations et même certains avantages inattendus de vivre avec ces configurations neurologiques particulières.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

FaceBlind par Oliver Sacks

FaceBlind par Oliver Sacks

Traduction de « Face-Blind », l’article emblématique d’Oliver Sacks paru dans The New Yorker en 2010, qui a révélé au grand public la prosopagnosie et changé la manière de comprendre la reconnaissance des visages.

Quand “Blondel Minette” découvre la prosopagnosie (ou le marketing de bas étage)

Le casse du siècle : le “Top 7 meilleurs prosopagnosie tests en ligne pour évaluer votre reconnaissance faciale en 2025” Ou comment transformer un trouble neurologique en appât à clics pour vendre...

Le parfum du rouge et la couleur du Z, par Laurent Cohen

Quand la neurologie éclaire nos zones d’ombre — et aide à apprivoiser la prosopagnosie Comprendre le cerveau pour se comprendre soi Il y a des livres qui changent notre regard sur les autres. Et...

FaceBlind par Oliver Sacks

Traduction de « Face-Blind », l’article emblématique d’Oliver Sacks paru dans The New Yorker en 2010, qui a révélé au grand public la prosopagnosie et changé la manière de comprendre la...

Mémoire sélective : pourquoi certaines rencontres s’impriment, et d’autres s’effacent

Chez les personnes atteintes de prosopagnosie, la reconnaissance des visages est défaillante. L’aire fusiforme, spécialisée dans ce traitement, ne parvient pas à encoder ni à retrouver l’identité...

Semaine d’information sur la santé mentale – Webconférence

Dans le cadre de la 36e édition des Semaines d’information sur la santé mentale (SISM), placée cette année sous le thème : « Pour notre santé mentale, réparons le lien social »,...

Jane Goodall est décédée le 1er octobre 2025 à l’âge de 91 ans

Le monde vient de perdre une voix rayonnante. Jane Goodall est décédée à l’âge de 91 ans, de cause naturelle, alors qu’elle était encore en tournée de conférences....

Fabien Olicard parle de prosopagnosie (et d’aphantasie, d’hypermnésie)

https://www.youtube.com/watch?v=21QsKmFwI9c Ce que la vidéo réussit très bien Un ton accessible et bienveillant. Fabien Olicard vulgarise sans stigmatiser. Ça compte : avec 2,6 M d’abonnés, il met...

My Holo Love  : prosopagnosie, IA et l’amour en hologramme

Je ne suis pas la cible idéale de ce genre de série. My Holo Love est typiquement une romance, avec ses codes, ses rebondissements, sa douceur acidulée. Et pourtant, j'ai enchaîner les trois...

Contre-vérités, approximations… la prosopagnosie selon le “leader” de l’hospitalisation privée.

Quand on tape “prosopagnosie” dans Google, on tombe sur un article d’ELSAN, “leader de l’hospitalisation privée”, qui enchaîne les approximations. Le trouble est présenté comme rare (alors qu’il...

Santé – Prosopagnosie : « Mais qui êtes-vous ? »

6 mai 2024 Santé - Prosopagnosie : « Mais qui êtes-vous ? » Le Docteur Kierzek nous parle de prosopagnosie, cette étrange maladie qui empêche de reconnaître les visages. Voir l'émission sur :...

Philippe Vandel témoigne de sa Prosopagnosie sur Télé Matin

20 mai 2015 : La prosopagnosie : une maladie peu connue https://www.youtube.com/watch?v=p-9uXdpJxHY Contrairement à ce que l’émission laisse entendre, les personnes prosopagnosiques reconnaissent...

L’Œil de l’esprit par Oliver Sacks

Dans L’Œil de l’esprit, le neurologue-écrivain Oliver Sacks explore la vision au sens large : comment nous lisons, comment nous reconnaissons, comment notre cerveau reconstruit le réel. Au cœur du...

Sur les épaules de Darwin par Jean-Claude Ameisen

Jean-Claude Ameisen : la science qui chuchote à l’oreille Jean-Claude Ameisen est médecin, immunologiste et chercheur. Il a présidé le Comité consultatif national d’éthique et a surtout donné sa...

« Les Carnets de l’Apothicaire » : une mise en scène maligne de la prosopagnosie

Dans l’anime/manga Les Carnets de l’Apothicaire (Kusuriya no Hitorigoto), le stratège Lakan — le père biologique de Maomao — est prosopagnosique. Pour représenter cet état, la série nous fait voir,...

Aude GG raconte la prosopagnosie

Dans cette vidéo tournée avec la chaîne Dans Ton Corps, l’actrice-réalisatrice Aude Gogny-Goubert (Aude GG) raconte comment elle a découvert sa prosopagnosie, ce que cela change au quotidien, et les...

Chuck Close : quand la « cécité des visages » nourrit l’art du portrait

Peintre emblématique des portraits monumentaux, Chuck Close a vécu avec une prosopagnosie (face blindness). Loin de l’handicaper, ce trouble a façonné sa méthode, son style et sa poétique de...

Conférence : Peut-on vivre sans reconnaître les visages ?

Prosopagnosie, mémoire des visages et stratégies de survie sociale. Dans le cadre de la Fête de la Science 2025, Yohann Cordelle présentera une conférence gesticulée mêlant vulgarisation...

Brilliant Minds : la série inspirée par le neurologue Oliver Sacks

Avec Brilliant Minds, NBC met en lumière la prosopagnosie à travers le personnage du Dr Oliver Wolf, incarné par Zachary Quinto et inspiré du neurologue Oliver Sacks. Pourtant, cette fiction pleine...

Poème

C’est avec notre visage qu’on se salue Bonjour Le visage parle là où les mots trébuchent. Les émotions s’y logent, et s’y dévoilent. Le visage est un repère. Il permet de se retrouver dans la foule,...
Share This