J’ai un métier où je parle à beaucoup de monde. Rendez-vous, couloirs, sourires, poignées de main — c’est mon quotidien. Mais chaque interaction me coûte une attention folle : reconnaître quelqu’un, c’est comme lancer un gros logiciel sur un vieux portable. Ça rame. Après une journée dense, j’ai besoin d’un vrai sas de solitude pour me recharger.
Parfois, j’y arrive : à force de rencontres, un visage finit par “tenir”. Et puis il suffit de changer d’environnement pour tout remettre à zéro. La collègue que je reconnais sans hésiter au bureau devient une parfaite inconnue à la terrasse d’un café. Même personne, nouvelle scène, fichier introuvable.
Au cinéma, c’est pareil. Trop de personnages, éclairages différents, ellipses : je perds le fil. Je rembobine, je m’accroche à la voix, à une démarche, à un manteau. Dans la vie de tous les jours aussi, bien sûr.
Je préviens souvent : « Je ne suis pas physionomiste. » Mais au fond, j’ai l’impression que c’est plus que ça : les visages n’impriment pas. Les lieux non plus. Les itinéraires, les repères spatiaux me glissent entre les doigts ; je peux sortir d’un bâtiment et prendre systématiquement la mauvaise direction. Alors je cartographie autrement : je mémorise une voix, un geste, un sac jaune, une odeur de lessive, la marche de quelqu’un. C’est moins glamour qu’un face-à-face impeccable, mais ça tient.
Mes règles de survie : je nomme le souci quand il faut, je demande un mini-récap (“On s’est vus où déjà ?”), je propose un signal pour se retrouver, je garde des plans et des captures pour les trajets, et je m’offre sans culpabiliser mes moments de solitude.
Je ne retiens pas bien les visages ni les lieux. Pourtant, je retiens très bien les histoires et les gens. Il me faut juste d’autres chemins pour y arriver — et un peu de silence, de temps en temps, pour repartir à pleine charge.