Au Cabaret Sauvage, une fille m’arrête, grand sourire :
— « Mais je te reconnais, t’es le photographe qui nous a pris en photo à Planète Sauvage, non ? »
— « Oui, c’était moi. »
Elle s’illumine : « Attends, faut que je raconte ça à mon copain ! » Elle file, revient deux minutes plus tard, fière comme tout :
— « Regarde, j’ai reconnu quelqu’un ! » Puis, en confidence : « D’habitude, je ne reconnais jamais personne… »
Je lui dis doucement : « C’est peut-être que tu es prosopagnosique, comme moi. Moi, je ne retiens pas les visages… même le mien. Du coup, je me suis fabriqué une signature qui me rassure devant le miroir et me permet de me retrouver sur les photos : petites lunettes rondes, barbe, coupe de cheveux remarquable… des balises qui décorent mon visage. »
Elle touche son piercing au nez, réfléchit : « Ah… bah oui, c’est ça… je crois que moi aussi je ne me souviens pas des visages », dit-elle en touchant son piercing.
On rit. Elle note le mot prosopagnosie dans son téléphone, puis s’éloigne, peut-être un peu soulagée — comme si un caillou venait de sortir de sa chaussure.
Je n’avais jamais songé que, pour me reconnaître moi-même, je me rends aussi repérable aux autres prosopagnosiques. Ce soir-là, on ne s’est pas reconnus par le visage — on s’est reconnus par nos balises.