C’était vers mes vingt ans. On traînait tous les soirs chez un voisin, une petite bande d’habitués, à refaire le monde dans des canapés fatigués. Parmi nous, il y avait cette fille — une amie de la sœur — un peu en retrait, un peu glaciale parfois. Je pensais que c’était son tempérament.
Jusqu’au jour où j’ai compris.
Elle était furieuse contre moi. Depuis des semaines. Parce que tous les après-midis, à la gare Saint-Lazare, c’était elle qui me vendait mes clopes. Et moi ? Je ne lui disais même pas bonjour. Pas un mot, pas un sourire. Comme si je ne la connaissais pas.
Pour elle, j’étais ce type incompréhensible : sympa le soir, froid comme la pierre le jour. Une sorte de lunatique, un peu fêlé.
Mais la vérité, c’est que je ne savais pas qu’elle travaillait là. Je ne l’avais jamais reconnue. Pas dans ce décor, pas dans cet uniforme. Hors du contexte amical, son visage ne m’évoquait rien. Rien du tout.